Afrotopos

Artistes : Damien Ajavon, Delali Cofie, Anna Binta Diallo, Marie-Danielle Duval, Berirouche Feddal, ibiyanε, Roxane Mbanga.

Commissaire : Diane Gistal

25 janvier - 30 mars 2025

Vernissage: Dimanche 26 janvier, 14h

Le futur est africain. 

Il se dessine sous les auspices de la prospérité et d’un horizon radieux, porté par les aspirations d’une génération consciente et connectée. Nombre de spécialistes, économistes et penseurs des pays dits émergents, ne cessent de marteler : l’Afrique représente un terreau fertile d’opportunités. Pourtant, comme le souligne l’écrivain et universitaire Felwine Sarr dans son ouvrage Afrotopia, cette projection vers l’avenir trahit une absence de reconnaissance de ce qui est actuel. En effet, « puisque le continent africain est le futur et qu’il sera, cette rhétorique dit, en creux, qu’il n’est pas, que sa coïncidence au temps présent est lacunaire[1]». L’exposition collective Afrotopos cristallise précisément cette tension entre l’être et le devenir. Réunissant sept artistes aux pratiques plurielles, elle cherche à investir une utopie active : un espace des possibles infinis, enraciné dans le réel africain. Les œuvres présentées mêlent récits intimes, nostalgie, fiction spéculative et futurité, et composent une vision polyphonique de l’afrocontemporanéité. Nourrie par la pensée critique de Sarr, l’exposition articule réflexions théoriques et créations plastiques afin de donner corps à cette utopie.

Concevoir des futurs affranchis d’une histoire imposée exige un retour lucide sur le passé ; d’en examiner les béances et les silences. La colonisation, au-delà de la reconfiguration des géographies — partage de Berlin, tracés arbitraires des frontières, déplacements forcés et dislocation des populations —, a également opéré une rupture franche avec les cadres temporels et symboliques préexistants. En juillet 2007, Nicolas Sarkozy, alors président de la République française, affirma, lors d’une allocution en marge d’un déplacement à Dakar, que « l’homme africain n’[était] pas assez entré dans l’histoire ». Cette déclaration reflète une vision persistante du continent, profondément ancrée dans les imaginaires collectifs. L’Afrique est envisagée sous le prisme du retard, plutôt qu’une actrice à part entière dans l’écriture de l’histoire-monde. Face à cette fracture coloniale[2], le défi ne réside pas seulement dans une réconciliation avec un héritage fragmenté, mais plutôt dans l’établissement de nouveaux paradigmes où les systèmes de pensée aliénants s’effacent au profit de perspectives véritablement émancipatrices.

Les artistes mobilisent des stratégies pour relever cette exigence. Iels redéfinissent des temporalités qui leur sont propres au sein desquelles tradition et modernité cohabitent dans un équilibre délicat. Cette démarche s’incarne particulièrement dans l’approche du duo ibiyanε. Leur sculpture en bois de poirier, Elombe 025, a été réalisée dans le respect d’un savoir-faire d’ébénisterie rigoureux. Elle interroge la place, la signification et la fonction de l’objet, tant au sein des communautés qu’au regard des canons de l’histoire de l’art occidental. Inspirée de l’arbre à palabres — lieu de rassemblement et d’échange dans de nombreuses cultures ouest-africaines —, cette pièce transcende son rôle utilitaire pour s’affirmer comme une œuvre à part entière. Elle agit comme un pont entre le patrimoine du continent et ses descendant·e·s, tout en ouvrant un portail vers un monde spirituel. ibiyanε affirme en cela que la relique, qu’elle soit matérielle ou immatérielle, peut dépasser son statut d’artefact et se transformer en symbole transhistorique, porteur de récits et de significations multiples.

Les réflexions sur la mémoire et la transmission trouvent un écho puissant dans l’œuvre de Damien Ajavon. Dans la série monumentale en jacquard PROTECTION OF RELICS (Black Craft Matter), iel se met en scène, manipulant un métier à tisser dans un paysage enneigé de Norvège, où iel réside actuellement. Grâce à ce procédé de mise en abyme, Ajavon réinterprète des rites et gestes ancestraux dans un contexte diasporique, leur conférant une portée universelle qui dépasse les frontières culturelles. Artiste afropéen·ne, Ajavon puise dans une multiplicité d’influences : ses racines sénégalaises et togolaises, son ancrage occidental, ainsi que les théories queers. Ce dialogue fertile nourrit une pratique où le textile devient le support d’une mémoire vivante, capable d'appréhender le passé pour mieux éclairer le présent. Avec l'œuvre Portrait de mon ancêtre Ajavon rend hommage à son arrière-arrière-arrière-grand-mère, la reine Ndaté Yalla Mbodj. Dernière grande reine du Waalo, elle est le symbole de la résistance face à la colonisation française. Elle incarne un récit de lutte qui se perpétue encore aujourd’hui à travers les générations. 

L’aïeule constitue aussi un point d’ancrage central pour Berirouche Feddal et Marie-Danielle Duval. Les sculptures de Duval, recouvertes de sable prélevé sur les terres de sa défunte grand-mère au Sénégal, prennent la forme de femmes-pieuvres, de femmes-bernard-l’ermite et d’autres créatures mythologiques. Ces figures incarnent les métamorphoses infinies des femmes noires, à qui l’artiste souhaitait offrir une matérialité tangible. Nourries de références spirituelles — telles que la divinité aquatique Mami Wata et des croyances cosmogoniques —, elles façonnent un univers onirique où la féminité noire est envisagée dans un espace temporel non linéaire. Feddal, quant à lui, honore la mémoire de sa Yemma Azzou en évoquant un souvenir : elle, comptant les perles de son misbaha (chapelet). Le portrait est peint à l’huile sur un sac plastique « Louis Vuitton/Supreme » déniché au souk en Algérie. Lieu par excellence de la contrefaçon, le souk est le terrain de jeu de l’imitation et de la réappropriation des signes occidentaux. Le choix de ce support révèle une ambivalence : il met en évidence le contraste entre l’intimité du souvenir familial et l’impact de la mondialisation sur le réel africain et les identités locales.

Une question se pose alors : où se situent les limites géographiques et conceptuelles de l’afrotopie ? Cette réflexion émane-t-elle exclusivement du continent  ? S’élabore-t-elle à partir de ses diasporas, hors des frontières physiques ? Que signifie cette notion lorsque les identités se construisent dans des espaces mouvants, altérés par la globalisation ? Penser l'afrotopie nous invite à redéfinir la «maison». Elle se façonne à partir de souvenirs, d’objets, et de contextes souvent éloignés des lieux d’origine. Dans sa série photographique A Place of Ours, Delali Cofie capture des paysages et des portraits imprégnés de nostalgie dans son pays natal, le Ghana. Il décrit son travail comme étant « une lettre d’amour et un salut à celles et ceux qui embellissent notre quotidien ». Cofie inscrit ainsi le foyer  dans une poétique de l’intime et du souvenir. Selon Anna Binta Diallo, dans un monde façonné par la mobilité et le métissage, le foyer, tout comme l’identité, se construit à travers une négociation constante. Dans un triptyque vidéo composé d’archives familiales et d’images trouvées sur Internet, l’artiste juxtapose et superpose des séquences de scènes privées, de paysages du Sénégal et des vastes prairies canadiennes. Dans cette même lignée, l’artiste multidisciplinaire guadeloupéenne, camerounaise et française Roxane Mbanga explore les tensions entre mouvement et enracinement tout en retraçant sa propre histoire, tissée entre trois continents. Son installation in situ invite le visiteur à pénétrer dans la chaleur d’un cocon isolé, niché sous les pentes des murs inclinés de la galerie. Elle dévoile la vidéo Traverser la tempête. Captant la temporalité fragmentée d’un voyage entre Dakar et Abidjan, l’œuvre introspective met en lumière les témoignages de femmes sénégalaises et sénégauloises sur les attentes sociétales. Leurs récits s’entremêlent à la narration de Roxane Mbanga sur l’histoire migratoire de sa propre famille.

En interrogeant la mémoire, le territoire et les identités multiples, l’exposition se déploie comme un manifeste pour l’avenir. Elle affirme que le présent est un espace africain, un territoire à féconder, où les récits peuvent s’écrire librement, en transcendant les frontières et les limites imposées par l’Histoire.  Elle répond à l’appel du philosophe Achille Mbembe de faire du présent et de la vie africaine un événement de la pensée, non seulement pour les personnes d’origine africaine, mais aussi pour le monde entier[3]. 


[1] Sarr, Felwine, Afrotopia, Paris, Philippe Rey, 2016, p 11.

[2] Voir La Fracture coloniale : la société française au prisme de l'héritage colonial, publié en 2005 sous la direction des historiens Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire.

[3] Mbembe, Achille, « Penser le monde à partir de l’Afrique. Questions pour aujourd’hui et demain » dans Écrire l’Afrique-Monde, Dakar, Philippe Rey, « Jimsaan », 2017, p 379-393.


L’exposition est présentée en collaboration avec la Galerie Steward Hall.

Galerie Steward Hall — 176 Chem. du Bord-du-Lac-Lakeshore, Pointe-Claire, QC H9S 4J7

Entrée libre — accessible par ascenseur

Heures d’ouverture

  • Dimanche à vendredi : 13 h à 17 h

  • Jeudi : 13 h à 20 h

  • Samedi : 9 h 30 à 17 h

Crédit documentation: Alexis Bellavance, Courtoisie Galerie d’art Stewart Hall.

 
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